Mostar, une ville figée dans l’histoire
Au premier abord, Mostar est une petite ville calme du sud de la Bosnie. Lorsqu’à 9 heures du matin, les bus provenant de Dubrovnik et du Monténégro déversent les milliers de touristes dans les rues pavées du centre, il est difficile d’imaginer que 30 ans plus tôt, Croates et Bosniaques se disputaient la ville dans une guerre sanglante. Ces visiteurs impatients et bruyants se pressent tous pour aller admirer le Stari Most, pont emblématique de la ville, merveille architecturale ottomane et symbole des rivalités ethniques de la ville.
Lors du second siège de Mostar, entre 1993 et 1994, ce pont a été détruit par le HVO, le groupe armé rattaché aux Croates. Reconstruit à la fin de la guerre, il est censé symboliser la réconciliation et l’union des communautés. Pourtant, il n’est aujourd’hui qu’un joli lieu instagrammable pour les visiteurs, vidé de sa symbolique. Car Mostar est une ville coupée en deux, abritant deux communautés qui vivent de part et d’autre de la rivière, parallèlement, côte à côte, mais sans réel contact. Chacune possède ses propres symboles, ses héros, son club de foot et sa version de l’histoire. Les Croates, catholiques, et les Bosniaques, musulmans, se sont affrontés pendant près de trois ans pour récupérer le contrôle de la ville.
Au début du conflit, pourtant, les deux camps étaient alliés contre les forces serbes qui progressaient au nord du pays. Mais l’entente a rapidement tourné au vinaigre, sous l’impulsion des dirigeants nationalistes de chaque camps. Les Croates souhaitaient créer une république indépendante au sein de la Bosnie, sous l’égide de l’État mère, dans le but de constituer une « grande Croatie ». Cette entité, proclamée unilatéralement, prit le nom de « communauté croate d’Herceg-Bosna » et revendiquait principalement des territoires bosniaques. Ainsi, au cœur de la guerre de Bosnie (contre les Serbes de Yougoslavie), une seconde guerre s’est déclenchée entre Croates et Bosniaques, et Mostar en est devenu l’un des symboles majeurs. La ville a connu deux périodes de siège, où chaque camp a défendu ses intérêts ethniques. Là où Mostar était autrefois une ville multiculturelle, les habitants ont été contraints de se replier, chacun de leur côté de la rive. Aujourd’hui, les combats ont cessé, figeant la ville dans une division héritée du passé.
Lorsque l’on marche dans la rue centrale, cette division est invisible. Pour cause, la partie touristique de la ville se trouve à l’est, dans le secteur Bosniaque. Les rues pavées à l’inspiration ottomane semblent d’époque, les bâtiments antiques sont tout neufs et les boutiques de souvenirs propres à ce type de lieu, fleurissent de petits drapeaux bosnien, de magnets et de maillots de foot de la Bosnie et du Velez, le club de foot bosniaque. La vieille ville semble dans son jus, les touristes sont contents, la paix et l’unité sont là. Mais pour comprendre Mostar, il faut traverser l’un des rares ponts de la ville et sortir du circuit classique des visites guidées, pour se rendre visuellement compte des divisions au sein de la cité. Finies les références à la guerre, seuls quelques bâtiments sont restés détruits ; finis les drapeaux bosniens, place aux drapeaux croates ; fini le style ottomans, place aux constructions balkaniques. Visuellement tout change, les couleurs sont différentes : fini le rouge vif du Velez, place au bleu croate du Zrinjski, club de la communauté Croate. Ce sont bien deux villes différentes, qui partagent le même nom.
Mais c’est en se baladant dans le quartier croate que l’on prend conscience du poids de la guerre ici. En effet, en voyant l’absence quasi totale de références au conflit côté croate, on se rend compte de l’omniprésence de la guerre côté bosniaque, où les symboles du conflit sont nombreux. À travers des musées sur la guerre et le génocide bosniaques, des bâtiments détruits et surtout, des cimetières dans la rue centrale de la ville où les tombes datent du siège de Mostar, la mémoire des victimes de la guerre s’impose aux yeux des passants. Un peuple victime de la guerre met tout en oeuvre pour exposer ses préjudices au monde, tandis que l’autre communauté ne laisse rien paraître.
Le poids de l’histoire est énorme à Mostar et se sent au quotidien dans les interactions de ces deux communautés que l’histoire a séparée. L’opposition ethnique et religieuse, ajoutée à la rancune du passé rend toute relation à minima tendue, au pire impossible. Dans chaque interaction intercommunautaire, les souvenirs de la guerre refont surface, semblant rendre inimaginable l’hypothèse d’un retour à la vie multiculturelle du temps Yougoslave. Pourtant, contrairement aux Serbes qui à la fin de la guerre ont négocié une république semi-indépendante au sein de la Bosnie, les Croates et les Bosniaques sont eux contraint de vivre sur le même territoire. La Bosnie-Herzégovine est un pays à part, un pays qui a payé, plus que tous les autres le prix du nationalisme débridé, sous couvert d’une défense ethnique et religieuse. Aujourd’hui, le Mostar reconstruit est une merveille des Balkans. C’est une ville agréable où passer la journée lorsque l’on est en vacances dans la région, mais c’est surtout le monument aux morts à ciel ouvert, d’une guerre où la folie des uns, a pris la vie de beaucoup d’autres. Une ville où l’histoire est inscrite à l’encre indélébile.
Paul Rabeisen